Point de départ


Les valeurs négatives de la production en série.
S’il est un domaine d’histoire économique et sociale qui a suscité de nombreuses études, c’est bien la production en série. C’est un processus utilisé en industrie qui à son arrivée bouleverse les techniques de production : le système artisanal, manuel, de production, dans des lieux dispersés, est remplacé par une production recourant de plus en plus à une énergie provenant de machines, production en grandes séries, centralisée, utilisant des normes ou standards afin d’obtenir des produits d’une qualité homogène. Le passage d’un travail domestique à un travail de plus en plus spécialisé change radicalement les modes de vies.
D’abord très bénéfique pour l’économie générale, le système trouve néanmoins ses failles. On note deux grandes catégories dans lesquelles les problèmes sont majeurs. Il y a un aspect humain, des enjeux politiques et sociaux, et un impact sur le produit industrialisé lui-même.

Les conditions humaines du travail pour la série
Humainement, le statut des ouvriers est pauvre, où l’enrichissement personnel est inexistant ou presque, le travail à accomplir ne demandant d’ailleurs pas de qualification spécifique. Le savoir-faire des ouvriers est très limité.  C’est une totale dévalorisation de l’homme par rapport à la machine et à son travail, sans erreurs, avec un rythme effréné.

Pour Adam Smith , « [l’ouvrier devient] aussi stupide et ignorant qu’il soit possible à une créature humaine. » (sic.)

On assiste à une usure nerveuse des travailleurs dans la production en série, qui est due à la nature rébarbative et déprimante des tâches à accomplir. Cette organisation du travail pose aussi le problème d’une séparation du travail de conception et du travail de production. C’est en partie ce qui fait la condition des ouvriers. Comme le suggère la division verticale du travail selon Taylor, l’ouvrier ne doit pas avoir à penser à ce qu’il est en train d’accomplir. Il doit obtenir le statut de l’homme-machine.

On note également que ces ouvriers n’obtiennent jamais une pleine satisfaction de l’accomplissement de leur travail puisqu’ils n’ont jamais le sentiment d’avoir fini un produit. Il n’en ont fait qu’une partie, souvent infime.
Cette séparation entre conception et production est en partie responsable de cette «sutpidité» et de cette ignorance sur l’objet.

Les produits standardisés en 2011 et leur adaptation à leur contexte

Le standard, autrement dit, la norme de production d’un produit est d’abord un atout. Il autorise des productions en plus grandes quantités qui réduisent les coûts de production, permettant donc d’augmenter les salaires, et de consommer ces produits à faible coût. C’est tout un cercle vertueux économique. La standardisation permet aussi des échanges facilités en terme de compétence comme de produits. Des pièces standardisées d’une mécanique par exemple sont plus facilement remplaçables, car elle s’adaptent toutes sur un même modèle. Ces normes peuvent aussi permettre, en théorie, une acceptation des produits par le plus grand nombre. Or cette normalisation se révèle surtout être un frein à la diversité des objets, et entraîne malgré elle une perte en qualité. Moins de soins sont apportés à certains objets, pour optimiser une production rapide. Des produits de qualités peuvent néanmoins sortir d’une production en série. Des entreprises qui ciblent le marché du luxe par exemple peuvent tout aussi bien faire appel à ce mode de production. Mais même si des efforts peuvent être faits dans ce sens, il n’en demeure pas moins que ces produits, tant luxueux qu’ils sont, restent identiques entre eux.

Le standard remis en cause
On peut identifier une préoccupation grandissante généralisée dans le design européen. Elle requestionne le statut des industries de production de masse dans ces pays occidentaux développés. Cette position récente  pour les designers était par exemple visible à la biennale internationale de design Saint-étiennne de 2010, en particulier lors d’une exposition dont le titre évocateur 15 Designers 15 Artisans laissait paraître une collaboration entre les deux corps de métier. Il ressortait une volonté d’un certain retour vers l’artisanat et vers une production plus locale, en opposition au système de mondialisation excessive.

Erreurs volontaires pour de l’unique dans la série

Avant eux, plusieurs designers avaient déjà soulevé la question, comme le célèbre Gaetano Pesce. Il a travaillé avec la conviction qu’il faut mettre une halte à la standardisation. Il incorpore donc dans ses projets des notions d’erreur volontaire, pour produire de l’unique dans la série.


Un autre aspect nous ramène à un essoufflement de la production sérielle pour tous nos objets. C’est une envie qui revient dans l’actualité d’avoir des possibilités d’appropriation de ces derniers. Ce phénomène est porté dans les modes de vie contemporains par une volonté de se distinguer en tant que personne, de sortir des masses anonymes. Il y a aussi des émergences de retour à des communautés plus restreintes, qui concentrent moins de population.

Une dimension sociale importante
Il est important de comprendre que ces réflexions sur l’objet et sur les processus qui vise à les produire ont pour sujet la place de l’homme et la relation qui va s’établir en lui et son environnement. Peut-être faut-il amener une valorisation du fabricant, des mains qui produisent, au même titre que le concepteur est valorisé. C’est un concept qui donnera alors une conscience de l’individu au sein d’une communauté.


Lire le processus de production manuelle

La lecture du processus d’une production doit permettre de donner des signes visibles de l’outil de production. Ici, il s’agit de la main ou de l’outil manuel, de manière à exclure la machine, principale ressource de production de l’industrie de masse. Ce rapport à  la main du designer permet ainsi à l’usager de projeter une gestuelle, une action du créateur, qui amène la compréhension de sa démarche, et donc de mieux pouvoir apprécier l’objet.

La main est un outil
La main en tant qu’outil est évoquée dans Les parties des Animaux, un texte d’Aristote. «La main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l’outil de loin le plus utile, la main.» Il faut peut-être en déduire que la main peut véritablement être le principal, voire l’unique outil qui produit un objet.

Des relations intimes Homme/Objet
Ces relations qui s’entretiennent entre les hommes et leurs objets définissent donc un attachement ou une attraction que l’on peut avoir pour tel ou tel objet. Pour Serge Tisseron, psychanalyste contemporain, « c’est à travers les relations aux objets qui nous entourent que nous intériorisons des manières d’être et de faire. » Cela exprime bien que les objets, et par extension leur aspect, ici ramené à leurs mises en œuvre nous incite à définir nos schémas de pensée. Un objet qui nous apparaît comme mystérieux, qui reste opaque sur son principe de fonctionnement le rend moins attirant qu’un même produit dont on comprend instinctivement la fonction et le fonctionnement.

Une harmonie entre les hommes et leurs objets
Cette lisibilité du processus et des moyens mis en œuvre a pour objectif d’harmoniser les objets qui nous entoure avec notre nature humaine. Cela passe par une certaine correspondance des formes, qui  ramène à une opposition entre l’organique de l’homme vivant et la mécanique de la machine. On distingue des notions de souplesse, de finesse et de rondeurs naturelles pour la main qui s’opposent à l’alignement parfait, la rigueur sans failles des machines. L’harmonisation des objets avec l’environnement passe aussi par une question d’échelle, adaptée à la taille des hommes et une question d’ergonomie. Une bonne adaptabilité des formes de nos objets avec les formes du corps qui amènent une meilleur préhension de ceux-ci, une relation directe qui s’établit : un dialogue s’installe.

L’erreur est humaine, l’erreur est objet

Ramener l’objet proche de la nature de l’humain, c’est aussi lui attribué un facteur propre à l’homme, lequel, comme le dit l’adage attribué à Cicéron, accepte l’erreur. « Errare humanum est, perseverare diabolicum », l’erreur est humaine, persévérer est diabolique. Les objets peuvent donc comporter des erreurs, et c’est même une composante qui permet de dire qu’un objet est plus humain. L’utilisation de l’erreur peut être volontaire, engagée, et surtout acceptée. C’est par cette acceptation que l’on peut obtenir un rapport plus intime avec l’objet.

Appropriation des objets
La lecture du processus de conception et/ou de fabrication doit aussi permettre une meilleure appropriation de l’objet qui est fondée par la question de l’usage. Le fait de pratiquer les objets, non pas seulement les admirer, amène une expérience au-delà de l’objet lui-même. Il porte en lui un usage, et c’est alors cet usage auquel l’objet ramène, pas seulement sa forme. Outre un usage, l’objet peut aussi, par la visibilité du processus de production, faire un rappel à l’histoire de cette fabrication. C’est un enrichissement du discours du produit de ses qualités narratives, qui amène à l’usager une affection non plus seulement pour la forme finale, mais aussi pour cette histoire.

Enzo Mari est un de ces designers qui se sont déjà questionnés sur le principe de standardisation des produits dans l’industrie de masse et les processus de production. C’est visible à travers son projet Proposta per autoprogettazione ci-dessous Ce projet, conduit par Enzo Mari, exposé pour la première fois en 1974, à la Galleria Milano, est un véritable manifeste visant à révolutionner le monde de la distribution.
Il proposait de donner aux particuliers un accès direct aux plans constructifs d’une série de meubles facilement réalisables par tout un chacun, à l’aide de planches standard et de matériel de bricolage usuel (marteau, scie, clous et colle). Ces plans, distribués gratuitement pendant l’exposition, furent ensuite réunis sous forme de livre.
C’est ce rapprochement entre conception et production qui donne de l’intelligence d’une part au produit et d’autre part à celui qui le pratique.

«J’ai pensé que si les gens étaient encouragés à construire de leurs mains une table, ils étaient plus à même de comprendre la pensée cachée derrière celle-ci.» Enzo Mari.


Les valeurs et qualités de la main
Loin d’être précurseur dans ce domaine, je peux m’appuyer pour mettre en avant les qualités du travail manuel sur tout un pan de l’histoire des Arts et du design, le mouvement des Arts & Crafts né en Angleterre dans les années 1860 et qui se développera durant les années 1880 à 1910. Ce mouvement représente une école de pensée qui allait permettre aux architectes en premier lieu, puis aux artistes et enfin aux designers du XIXe siècle de se positionner face aux impératifs d’une révolution industrielle pas toujours scrupuleuse face à l’intégrité artistique.

Il faut dire que la mécanisation des processus de production (bien avant l’apparition des chaînes de montage, même si elles sont aujourd’hui également prises en compte) a entraîné la perte de l’apprentissage des métiers d’art.

William Morris, qui fut certainement le principal instigateur du mouvement, était un fabriquant de meubles et d’objets d’art qui décida de s’associer à une véritable confrérie d’artisans afin de mettre en production des artefacts qui redonnaient aux métiers d’art, manuels, une place de choix.
La grande idée était que l’art devait intervenir partout, en premier lieu dans la maison pour d’abord retravailler les objets usuels : vaisselle, argenterie, reliure, tapis, luminaires...idée fondatrice du design au sens contemporain. Les créations étaient réalisées soit sur commande en pièce unique, soit en petite série, diffusées dans les catalogues des magasins londoniens.
L’Arts & Crafts a été le premier à rapprocher les Beaux-Arts des arts appliqués mettant en avant le matériau,  la simplicité voire le dépouillement.
Ajourd’hui, ce schéma de pensée peut peut-être retrouvé une place plus légitime, en partie depuis que la mondialisation en exces est passé dans l’actualité et continu d’être remise en question.

D’autres exemples permettent de valorisé un travail à la main, et surtotu de repérer les différences qui s’opèrent entre travail manuel et travail mécanisé. Mrianne Brandt conçoit une théière (ci-dessus) en argent en 1924 vouée initialement à la production de masse, bien qu’elle soit entièrement fabriquée à la main en premier lieu. On repère facilement la présence de défault dans la version main tandis que la version industrialisée est rigoureusement parfaite dans la finition des formes et des assemblages.

Les économies qu’apportent la main
Les qualités de la main passent aussi par un principe d’économie générale. Elle comprend surtout une économie de moyens mais fait aussi appel à une économie des matériaux, des outils de production ou encore des formes dessinées. Cette économie apporte un impact environnemental réduit, et en parallèle un impact économique, entre autre sur le prix de vente du produit final.

Les sensibilités de la main

Travailler à la main apporte encore des notions de sensibilité, pas seulement imagée mais également tactile. Les projets sont plus aptes à évoquer une certaine sensualité, un véritable plaisir au toucher. Ce plaisir se partage aussi avec les yeux, dans le sens où un objet qui prend des caractéristique du travail à la main peut parraître plus agréable à regarder qu’un produit de la grande industrie.
La main, outil formidable dont dispose l’espèce humaine est douée d’une extraordinaire mobilité. Il n’y a pas d’outil plus maniable que ses propres mains, tout en souplesse et en finesse. Ajouté à la prouesse de l’outil, un savoir-faire inimitable par les machines, la main agit sur la matière en acceptant l’imperfection, les erreurs qui font d’un produit qu’il semble plus humain. 


Une même fonction mais des enjeux différents
Pour bien comprendre ce qui semble poser problème dans les productions d’aujourd’hui, il apparaît nécessaire de faire ressortir les différences entre des objets, dont la fonction est identique mais dont les modes de production diffèrent. Nous prendrons le cas d’un simple bol, un contenant basique dont la fonction est évidente pour tous, car c’est un objet quotidien universellement répandu. Les comparaisons se font entre un produit d’un artisan, face au même produit issu de l’industrie, et enfin un produit qui a fait l’objet d’un partenariat entre un designer, un artisan et une industrie.

Pour le cas de l’artisan, c’est le travail de Kaolin’e (à gauche)que nous regarderons, une céramiste qui produit à la main car cette manière de travailler est pour elle une véritable passion. Elle base ses recherches sur l’épaisseur et la translucidité de la matière. C’est par l’expérience qu’elle fait ses produits. L’expérience est à entendre comme une phase de recherche, l’expérimentation, mais aussi comme le cumule de savoirs autour de sa matière. Elle réalise des petites séries, qu’elle vend en éditions limitées numérotées. Chaque pièce, malgré son appartenance à une série, devient unique. Mais si les bols sont parfaitement fonctionnels, c’est avant tout une recherche d’esthétique de l’objet qui compose son travail.

Dans le cas de l’industrie, nous prendrons un exemple extrême, celui de la production chinoise représentée par l’entreprise Happy Dragon Ceramic (au centre). Dans cet exemple, les produits sont épurés, avec un design simplifié à l’extrême, en vue d’augmenter les cadences de production. Les objets en sont appauvris, perdent en subtilité formelle et matérielle. Ils ne communiquent absolument pas sur leur fabrication, le processus de production est invisible. Les seules informations dont on dispose pour faire le choix d’acheter ce produit sont ses dimensions et son prix. Aucune autre valeur n’est apportée que celle du coût de la matière et des moyens mis en œuvre pour produire cet objet.

Enfin, quand une relation d’échange se crée entre designer et artisan, ou designer et industrie, voire les trois ensemble, les objets gagnent en intention. Rikke Jakobsen (à droite) fournit un bon exemple du rôle du designer dans ce dernier cas. Elle travaille de manière à intégrer sa vision du savoir-faire artisanal et de la qualité avec ses créations personnelles dans une gamme de produits manufacturés. Elle contrôle toutes les étapes du processus, de la conception et création du prototype initial jusqu’au produit fini.

Des champs créatifs
Peut-il être judicieux de s’intéresser à des matériaux dont l’acquisition elle-même peut être manuelle ? Ce sont des matériaux comme le sel, le grain de café, la terre ou encore les métaux, cette liste n’étant pas exhaustive. Si certains de ces matériaux sont perçus comme relevant du domaine de l’alimentaire, l’idée est ici de pouvoir les réinjecter dans une production en tant que matière première.

La question de l’appropriation passe aussi par la désignation des mains dont il est question. Celles-ci peuvent être celles du concepteur de l’objet, le designer, ou bien celle de fabricants qui amènent un savoir-faire. Peut-être encore seraient-elles anonymes, celles de l’usager ?
Une autre piste m’amène à penser que l’objet produit est peut être mieux compris dans son contexte s’il devient un contenant destiné  justement à des matières qui se récoltent à la main ? D’un produit fait à la main, on améliore une pratique qui elle aussi passe par cet outil singulier.

Ces deux pistes n’excluent pour aucune des deux une méthodologie qui passe par l’expérimentation et la production manuelle. Les applications de ces pistes pourraient alors s’orienter vers une typologie d’objets tactiles, qui relèvent de l’usage avec la main. En plus de cette notion de toucher, de jeu avec un sens humain, il peut sembler pertinent de proposer des objets quotidiens qui relèvent de la sphère privée, de l’intérieur domestique par exemple, pour instaurer une véritable relation d’intimité entre l’objet et son usager. Un autre critère semble approprié qui serait de requestionner les objets qui sont habituellement produits en série, par des processus purement industriels. On peut même pousser l’idée jusqu’à essayer de produire des objets manuellement alors que l’on ne semble plus capable de la faire aujourd’hui, soit parce que la technique semble inabordable par la main, soit parce que les conventions établies autour de ce produit font que l’on ne voit pas ou plus comment le faire autrement, en partie pour des raisons économiques.

Sources
www.hpceramics.com
www.kaoline.org
www.rikkejakobsen.com

TISSERON Serge, Comment l’esprit vient aux objets, Paris, Éd. Aubier Montaigne, 1999.
ARISTOTE, Les parties des Animaux, ~ -350 av. J.-C.
SMITH, La richesse des nations, Courcelle-Seneuil -Guillaumin, Paris, 1888.
FOCILLON Henri, Éloge de la main
(1934), in Vie des formes, suivi de Éloge de la main, Paris, Presses Universitaires de
France, 1943. 7e édition, 1981